A.B. Écrits.com, quelques ratures et mots plus tard...

La vérité sur mon cas, Opus1...

Ô toi, homme verbeux, garde-toi de trop parler si tu veux entendre la voix de ton coeur. Là, entends et rends gloire au silence. Ce silence vertueux de l'homme sûrement engagé sur la Voie de la Sagesse. Aristide (540-468 av. J.C.)

Avertissement aux lecteurs

Agé de vingt et un ans, je me nomme Cyprien Bobard. Ca y est ! Je vous vois déjà sourire... Attendez seulement de m'avoir lu et vous serez alors libre d'éprouver quelque amusement, si c'est encore le sentiment que ce texte vous inspire. Je suis cependant plus enclin à croire, qu'à ce moment, vous nourrirez envers moi une certaine compassion, voire même de la pitié, mais vous ne serez certainement plus amusé ; à moins de n'être qu'un simple d'esprit, auquel cas vous devez jouir en conséquence d'une miséricordieuse insouciance, que sans honte, je vous envie.

J'ai adhéré dernièrement à l'Association ManusKrits et Alexis Brun (le Président, pas le Webmaster...), après avoir pris connaissance des motifs largement exprimés de mon adhésion, compatissant, m'a vivement conseillé de coucher par écrit l'exposé de ce qui m'est arrivé, comme du mal dont je suis atteint, et de le soumettre ensuite à l'avis des SKripteurs. Il m'a encore dit, que dans le pire des cas mon écrit passerait pour une fiction fantaisiste, et que par conséquent, je ne courais aucun danger de ridicule. Il a ironiquement ajouté que mon histoire tombait à pique, au vu du thème de ce concours-ci : le mensonge !

Parfois, je me demande s'il m'a réellement pris au sérieux, comme il me semblait. En tous les cas, je vous supplie de croire en la sincérité des propos que je rapporte ici. Sachez encore que j'accorde une importance vitale aux remarques qui me seront envoyées, car vous allez lire mon histoire personnelle et véritable.

NB : Je me suis permis de reporter en bas de page les quelques digressions qu'il a pu m'arriver de faire en écrivant, afin de ne pas surcharger le corps du récit. Ainsi, le lecteur sera libre de s'y reporter si bon lui semble.

Cyprien Bobard

Prologue

Je ne sais par où il convient de commencer le récit des éléments ayant jusqu'à présent sévèrement marqués ma courte et laborieuse existence ; en fait, comment pourrais-je commencer autrement qu'en vous révélant mon nom ? S'il est un pouvoir appartenant en propre à l'homme et qui, par suite, l'élève au-dessus de tout autre être vivant sur la surface de la Terre, c'est bel et bien celui de nommer les choses ; c'est la maîtrise du Verbe et de la parole qui permet d'ordonner logiquement chaque élément de la Création en termes de causes, d'effets et de conséquences ; et c'est cet ordonnancement qui donne à l'être humain un pouvoir certain sur les êtres et leur devenir ; à l'image du Créateur, quel que soit sa nature. Pour toutes ces raisons, révéler son nom à un être maîtrisant la parole, c'est en quelque sorte lui faire don de sa personne, car il dispose alors d'un grand pouvoir sur le donateur. Quand je vous aurais révélé ce que je sais, alors, vous comprendrez peut-être.

Je suis né le 9 Juillet 1979 en Lausanne – âgé donc de vingt et un ans – et je me nomme Cyprien Auguste Bobard, comme je l'ai dit précédemment. Tenez vous le pour dit ! Cette histoire n'est pas une fiction, mais la triste réalité de mon infortune. Ce nom n'est ni un pseudonyme, encore moins suis-je un personnage dénué de substance véridique, au contraire par exemple, du personnage suprêmement mensonger – j'en sais quelque chose – d'Epiphane du roman, l'Attentat, d'Amélie Nothomb.(1)

Bobard. Oui, cruelle ironie du sort, ce nom sonnait déjà comme l'annonce providentielle de ma destinée... Même aujourd'hui, après tout ce que j'ai appris dernièrement et ce que je sais maintenant, je m'interroge encore. Pourquoi ? Pourquoi à compter de l'âge de trois ans, avais-je déjà une vision aussi claire ? Pourquoi savais-je à tout coup avec intime certitude, lorsque quelqu'un faisait preuve de sincérité, dans ses discours, ses propos, ses écrits ou ses lettres – qu'à l'époque l'on me lisait – ou bien proférait avec aplomb un tissu de mensonges bien sentis ? Pourquoi discernais-je le comportement véritablement sincère du comportement effrontément mensonger, aussi naturellement qu'un individu est à même de ressentir la sensation de faim – à l'exception peut-être des anorexiques ?... Plus simplement encore, dans quel but la nature m'a t-elle pourvu d'un pareil don, si pesant pour la conscience ? Dans le dessein, peut-être de rétablir un certain ordre des choses... Je n'en sais rien, mais j'en doute fort.

Là, je vous vois bondissants et indignés : " Mais de quoi se plaint-il ce Cyprien, si ce n'est pas un bobard ?! Combien de fois, tous autant que nous sommes, n'avons-nous pas rêvé, justement, d'avoir cette capacité de sonder le coeur et les pensées des gens, de savoir ce qu'ils ressentent au plus profond d'eux-mêmes ? " Hélas, SKripteurs, vous auriez déjà dû deviner qu'un don du ciel inexpliqué, est toujours suivi d'une malédiction de proportion égale. Mon cas, n'échappe pas à cette règle effroyable.

Maintenant que je commence à me découvrir à vos yeux, il est temps de vous dévoiler le juste revers de mon extraordinaire faculté : je suis pathologiquement incapable de toute sincérité si j'ai le malheur d'ouvrir la bouche. Que je prenne la parole pour exposer un point de vue, répondre à une question qui m'implique directement, alors soyez-en sûr, j'énoncerais un propos dont le sens sera toujours plus ou moins éloigné de ma pensée ; jamais il ne sera en réelle adéquation avec cette dernière. Non que je mente par malignité – je suis un homme... – mais je ne peux tout bonnement faire autrement ! Ce comportement diabolique est tout à fait indépendant de ma volonté, de la même façon que les mammifères sont contraints de respirer pour vivre. Il est vrai que mon cas est un peu particulier, mais vous verrez en lisant ce récit, que de façon plus générale, tous les individus doués de parole, voire simplement de pensée complexe et élaborée, – qu'ils soient menteurs invétérés ou exemples de sincérité – ne sont que partiellement responsables de leur comportement.

Là encore, je vous vois me rétorquer : " qu'est-ce que c'est que ces salades ??! On est tout à fait libre d'être sincère ! On est pleinement responsable des propos que l'on tient, que ces derniers soient sincères ou mensongers !!! " De grâce, continuez à lire, et faîtes-moi la faveur de ne rendre votre jugement qu'après m'avoir lu jusqu'à bout ! (2)

Même lorsque je désire par-dessus tout être sincère, les mensonges m'assaillent comme des harpies, foulant au pied un des commandements des Tables. Voici celui que j'observe constamment bien malgré moi : " Tu ne seras point sincère ! " Mes propos mensongers seront si bien construits, agrémentés du petit point de détail forçant le crédit des interlocuteurs, que même un descendant en droite ligne de l'immonde Ténardier, ne pourra jamais préjuger de leur sincérité.

Vous imaginez-vous le fardeau écrasant que cet état représente ? Bien que l'on m'ait récemment largement énoncé le contraire, je vous affirme moi, que je suis maudit ! Oui ! Mieux vaut encore être rongé par la peste noire ou léprosé ! Les gens vous rejettent, peut-être, mais cette attitude est justifiée et objectivement acceptable. Mais moi ? Que fais-je sinon leur mentir contre mon gré ? Savez-vous ce que c'est que d'être rejeté par des gens que vous aimez, parce qu'ils sont persuadés de votre moquerie, de votre mépris vis-à-vis d'eux ? Non... Vous ne pouvez pas savoir... Savez-vous les souffrances qu'il m'est donné d'endurer, lorsque je m'enferme dans un profond mutisme, pour ne pas blesser, meurtrir ceux que j'aime ? Une souffrance morale qui vous étouffe tant, qu'aucun espoir n'est plus permis. On peut lutter contre la souffrance physique, la lutte de l'esprit contre le corps avive et aiguise la conscience – jusqu'à un certain seuil de tolérance propre à chacun. Mais la souffrance morale, elle, est toujours invisible, insaisissable, et vous vide insidieusement de toute résistance intérieure ; alors, progressivement, l'éventualité de la mort consentie, désirée même, apparaît devant vous comme un moyen de délivrance miséricordieux. Ai-je déjà tenté de me suicider demandez-vous ? Non. La tentation est du ressort de la velléité ; je ne suis pas velléitaire. Ai-je déjà pensé à passer à l'acte ? Oui. Mille fois oui. Presque chaque jour de mon existence depuis l'âge de sept ans. Il n'est rien de tel pour regarder la vie bien en face et lui donner du sens. Un sens qu'elle ne vous donnera jamais que de force. Cette cruelle ne marche qu'au chantage.

Un certain philosophe – dont je ne me rappelle plus le nom – a écrit ceci : " l'existence doit enseigner à l'homme à savoir mourir " ; je préfère dire qu'il n'est que la pensée et la conscience de la mort qui puisse permettre à l'individu de considérer l'existence à sa juste valeur. On apprécie jamais si bien une chose que lorsqu'elle nous est enlevée ; Beaumarchais notamment, qui reconnaissait lui-même ne bien écrire qu'en prison, aurait-il réussi à gripper les rouages de l'Ancien-Réjime, et faire l'apologie de la liberté d'expression, s'il n'eût jamais été condamné à séjourner à la Bastille ? Peut-on comprendre et désirer la liberté sans jamais en avoir été privée ? Et plus précisément, pour ce qui nous occupe, peut-on appréhender la nature de la sincérité, voire approcher la vérité, en étant intrinsèquement libre et capable de l'énoncer ? (3)

Imaginez donc par exemple, être enfermé(e) dans un cage bardée de fer ; non content de vous enlever ainsi votre liberté, votre geôlier, sadique, prends soin de déposer en face de vous, mais hors de votre atteinte, la clef qui pourrait vous rendre libre... Vous n'aurez plus alors d'yeux que pour elle ; cette clef, potentiel instrument de votre liberté, deviendra, sans que vous puissiez vous en préserver, l'objet de votre vénération, de toutes vos espérances en même temps que votre tortionnaire le plus pernicieux...

Il est maintenant aisé pour vous, de réaliser ce que représente pour moi cette clef... Elle représente cette soif de sincérité qui me ronge les entrailles depuis l'âge de raison, et qu'il m'est impossible d'étancher. A tel point que jour après jour, mois après mois, emmuré dans un silence inexplicable pour mes proches, j'ai fini par ériger en mon coeur, un autel païen à la gloire de la sincérité ; cherchant à percevoir derrière des flots de parole incessants – auxquels il m'était interdit de répliquer pour exprimer ma pensée – la marque rayonnante qui me permettrait enfin de comprendre le pourquoi du comment : la marque de la Vérité.

Mais je n'ai que trop tardé à vous conter mon histoire. Je commencerais par vous narrer le jour qui me fit douloureusement prendre conscience que la parole est essentiellement binaire et criminelle, et en cela, la plus fidèle alliée du grand Corrupteur (4)

Premiers mots...

C'était un dimanche. Le vingt-deux du mois de Février, très exactement.. En fait, malgré mon jeune âge, je me souviens encore de ce jour avec une précision diabolique ; car ce jour là, je compris – confusément il est vrai – la nature intrinsèque du mensonge. Il avait neigé presque toute la journée ; j'avais passé une bonne partie de l'après-midi sous l'oeil attendri de ma mère, à mettre sur pied un bonhomme de neige. J'étais très fier de ma réussite, en le voyant se dresser avec son balai de paille et son chapeau troué. J'avais alors trois ans et demi tout juste.

A cette époque, je n'avais pas encore fait entendre le son intelligible de ma voix, bien que j'en fusse déjà capable, a priori. Je préférais laisser mes parents dans l'ignorance de ce don d'usage de la parole qui m'était progressivement échu. Ainsi, me disais-je, peut-être resterai-je plus longtemps affranchi d'un certain nombre d'obligations, dont il me semblait, que les parlants étaient amplement pourvus et ne s'en trouvaient aucunement réjouis.

Qui aurait pu alors imaginer qu'allait s'ouvrir le soir d'une des journées les plus heureuses de ma courte vie, la première scène de la Tragédie de mon existence misérable et indésirée ? Je pleure sans honte aujourd'hui de ne pas être mort cette nuit-là, blotti contre le sein maternel, confiant et oublieux des horreurs que la Nature réserve aux esprits les plus aiguisés.

Ce fameux soir, ma mère venait de me mettre au lit, et m'ayant bordé et tendrement embrassé, elle s'en était allée, laissant entrebâillée la porte qui donnait sur la chambre conjugale, de façon que je pusse distinguer la faible lueur de sa lampe de chevet ; de la sorte, je m'endormais sans crainte, à l'abri des créatures invisibles terrifiantes qui ne manquaient jamais de peupler le moindre recoin d'obscurité.

Le noir, son idée même, me paralysait d'effroi. Chaque fois, j'attendais pelotonné sous les couvertures – l'oeil rivé sur la source de lumière adjacente – que les démons du sommeil viennent me prendre, sans jamais pouvoir être certain qu'ils me ramènent au petit matin à la maison.

Cette nuit là cependant, j'étais réellement incapable de trouver le sommeil, tout à mon excitation d'offrir le lendemain une compagne à l'être de neige qui avait pris vie sous mes petites mains.

Une éternité me semblait s'être écoulée, lorsque j'estimais le silence du pavillon suffisamment pesant, pour subrepticement m'échapper de mon petit lit ; bravement je décidai non sans appréhension de m'aventurer au dehors de ma chambre... A n'en pas douter, mon petit coeur tout neuf devait battre bien vite. Je guettais le moindre son, avec autant d'appréhension qu'une souris sortant de son trou craignant le surgissement impromptu du matou. Arrivé sur le palier, je me souviens de m'être confusément interrogé sur le devenir de mon expédition. Ne fallait-il pas mieux rentrer, avant que de me faire attraper la main dans le sac au détour d'une porte ?... Non ! J'étais arrivé jusqu'ici, je continuais ! Peter Pan n'avait jamais peur lui...

Vous vous dîtes peut-être que la comparaison avec Pinocchio aurait certainement été plus appropriée ; eh bien sachez que mon nez ne s'est jamais allongé. Pourtant, soyez sûr que les occasions n'ont pas manqué. Etait-ce simplement parce que dans l'esprit de son créateur, Pinocchio lui, avait le choix de dire la vérité ? La question restera en suspens.

Je descendis prudemment les quelques marches de l'escalier menant à la salle de séjour, m'accrochant fermement de mes petites mains à la rambarde, de façon à prévenir tous faux mouvements malencontreux, et restai un instant figé, l'oreille aux aguets. Le silence me rassurait autant qu'il m'angoissait. A cet instant, j'étais bel et bien persuadé que la providence s'était mise de mon côté. Si j'avais su... Maintenant je n'ai plus aucun doute, ce fut cette nuit là qu'elle résolut de se détourner définitivement de moi. Je ne peux lui en vouloir cependant ; il est à craindre qu'elle-même ne puisse m'ôter ce que je prends pour une malédiction. Et si une certaine rédemption m'est destinée, je crois devoir en trouver seul le chemin.

J'exultais ! J'avais réussi à arriver en bas ! Tremblant d'excitation autant que de peur, je risquais un coup d'oeil furtif dans le salon dont la porte était restée entrouverte. Personne. Et seule la petite lampe en forme de poire posée sur le buffet d'acajou, était encore allumée. Soudain, je m'arrêtai net. Oui. C'était bien la voix de mon père qui filtrait, assourdie, depuis son cabinet de travail. Je craignis un instant qu'il fut en grande conversation avec ma mère, et qu'ils surgissent tous deux sans crier gare, ayant senti ma présence... Mais rien de tout cela ne se produisit. Mon père était simplement au téléphone. Avec son col... Mais non ! Avec ...

– Anne... (... ) Anne... (... ) Mais non je t'assure ! (... ) Je t'ai dit qu'on ne pouvait pas ce soir... (... ) Mais bien-sûr que je t'aime, voyons... (... ) Ecoute, on en a déjà discuté des centaines de fois : c'est hors de question ; Cyp est trop jeune, et Honorée a encore besoin de moi... (... ) Moi aussi chérie... (... ) Mais évidemment plus qu'Honorée... (... ) Merde, la voilà ! Je raccroche ! Je t'aime, colibri...

Le bruit d'une chaise raclant le sol suivi du cliquetis d'une clef qui tourne dans la serrure... Sans réfléchir je me dissimulai derrière le divan, retenant ma respiration. Mon père apparut dans l'encadrement de la porte, l'air accablé de lassitude. Mon pied devait sans doute dépasser, car il tourna tout de suite le visage dans ma direction ; la fixité de son regard trahissait une légère absence. Il murmura tendrement :

– C'est toi, Cyp... Qu'est-ce que tu fais là ? Tu t'es échappé, hein ? Allez viens, mon garçon, papa va te remette au lit.

Il me prit dans ses bras avec une tendresse toute paternelle et me serra contre son coeur. Il ne me faisait aucune remarque ! Je n'en revenais pas !... Il m'embrassa longuement, ses manifestations de tendresse s'accentuant de soupirs profonds et lourds de remords. Il éprouvait de toute évidence le besoin de se livrer, de libérer sa poitrine du noeud oppressant de la culpabilité, et ne se sentait pourtant la force d'y parvenir. Je commençais probablement à somnoler, lorsque la voix de ma mère se fit entendre du premier étage, depuis la chambre conjugale :

– Aimé ! Tu viens te coucher ?!

Mon père releva la tête qu'il tentait d'enfouir au creux de mon épaule minuscule. Il s'abstînt de répondre ne voulant pas rompre la fragile harmonie que nous formions en cet instant. Il me glissa doucement à l'oreille :

– Allez viens Cyp, on y va !

Comme il gravissait l'escalier flanqué d'un précieux fardeau, Honorée, ma mère, surgit sur le palier. Elle ne me vit pas – dissimulé que j'étais par la pénombre et les bras repliés de mon père – et paraissait fort contrariée :

– Mais enfin Aimé, qu'est-ce que tu fais ?

Il hésita un instant et son regard passa sur moi avant de se poser sur elle. Il laissa échapper un soupir :

– C'est... C'était encore Doudou ; tu sais, Edouard Chanmard, mon collègue de l'Agence...

Comme elle l'interrogeait des yeux, il poursuivit faiblement :

– Oui... Il... Il oublie toujours ses dossiers en partant... et, à chaque fois, c'est à moi qu'il téléphone pour avoir les renseignements...

Et pour être sûr qu'elle ne mette pas en question ce tissu de mensonges, il termina en se penchant légèrement pour m'embrasser sur le crâne :

– Il commence à devenir vraiment chiant ! Je lui dirai demain, tiens !!

Dieu sait alors ce qui me poussa à ouvrir la bouche pour proférer les premières paroles de mon existence. J'allais commettre l'irréparable en agissant au service de la vérité. Avec ce qui m'est arrivé, je crois que personne mieux que moi ne peut avoir conscience de la portée assassine, venimeuse, du langage. Mais je suis injuste : il sert tout de même parfois le triomphe de causes nobles et généreuses ; et dans ce cas précis, il se voit alors digne d'être employé.

– ‘E pas vrai ! ‘Etait ‘as ‘oudou, ‘aba !(5)

Ce fut seulement à ce moment que ma mère remarqua ma présence. Elle ne réussit qu'à articuler dans un souffle : – Mais, qu'est-ce que ?... Cyp ?!!

Mon père, lui, me regarda avec de grands yeux éberlués sans parvenir à prononcer un seul mot. Des larmes sincères commencèrent à se former au coin de ses yeux, et se mirent à dégouliner le longs de ses joues potelées. Un sourire d'immense joie fleurit sur son visage, puis, l'instant d'après, ses lèvres s'entrouvrirent en un rictus de profonde douleur. Je ressentais confusément toute l'ampleur de sa honte, de son mal-être sans pour autant le concevoir. Il était alors déchiré entre le bonheur d'avoir assisté à l'énoncé de mes premiers mots, et tout à la fois, à la torture de savoir que son mensonge penaud et mal raccommodé les avait suscités.

Tandis que ma mère se mettait à entrevoir l'affreuse réalité de leurs rapports conjugaux, mon père luttait intérieurement, se demandant s'il valait mieux que son coeur adultérin s'ouvre dès à présent à sa femme, et lui révèle ses secrets si bien gardés.

Pendant un court instant, Honorée fut totalement prise au dépourvu, puis les larmes lui montèrent aux yeux d'un coup. L'expression d'une incompréhension mêlée de dégoût se lisait sur son visage. Qu'il couche avec une autre femme pouvait encore passer – bien qu'elle n'acceptât pas la chose avec une grande joie – mais qu'il lui ait délibérément caché cette liaison avec... – avec qui d'ailleurs ?!! Une salope ? Une mère de famille a l'air bien propre sur elle ? – ça, non ! Elle ne pourrait jamais lui pardonner !

Agenouillé tel le pénitent, mon père me serrait jusqu'à presque m'étouffer. Il sanglotait bruyamment et sans aucune pudeur, comme si tous les péchés de la terre s'étaient abattus sur sesépaules. Il tentait vainement de se libérer de la rage, de la honte, du repentir qui lui déchiraient les entrailles, comprimaient sa poitrine, obstruaient ses poumons et lui brûlaient la gorge. Même un râle éperdu et poussé avec l'énergie du désespoir ne serait pas parvenu à le soulager du sentiment d'être absolument et totalement méprisé par la femme qu'il aimait.

Lorsque tous deux se furent quelque peu repris, le premier réflexe de ma mère fut de m'arracher, – éploré que j'étais devant tant de manifestations émotionnelles, dont je ne comprenais que le sens – aux bras de cet indigne mari. Au comble de l'écoeurement, elle le toisa, le regardétincelant de mépris :

– Depuis quand, Aimé ? Depuis quand me trompes-tu avec une... ?

Elle s'interrompit, consciente de la dureté avec laquelle elle jugeait cette femme qu'elle ne connaissait même pas. Peut-être, après tout, leur cachait-il la vérité à toutes deux ?

Aimé avait retrouvé une certaine contenance, et toute force l'avait à présent quitté. Il se sentait désespérément vide et sans désirs. Si la mort s'était présentée à lui en cet instant, il l'aurait certainement accueilli avec allégresse. Il avait les yeux fixés sur elle, l'air hagard et exempt de toute émotion, en ayant probablement trop éprouvé au cours des deux minutes interminables qui venaient de s'écouler. Quant à moi, il est à craindre que je devais brailler comme un beau diable.

Le premier choc de la nouvelle passée et mon père restant toujours muet, ma mère cherchait à présent réellement à comprendre les raisons de son comportement. Elle lui souffla les yeux plein de larmes et d'interrogations :

– Mais pourquoi ? Pourquoi as-tu cru bon de me le cacher ?

Elle poursuivit dans un reniflement :

– Tu croyais vraiment que je ne verrais jamais rien ?... Je ne suis même plus en colère contre toi...

Elle marqua une courte pause, paraissant rassembler quelque pensée intérieure :

– Je te plains, Aimé... Vraiment.

Elle s'approcha de lui, et le gratifiant d'une caresse douce et naturelle, lui releva le menton avec délicatesse. Enfermé dans un profond mutisme, mon père n'eut pas la force de croiser le regard de ses yeux rougis.

– Je pars demain avec Cyp chez maman, en attendant la prononciation de notre divorce...

Surtout, je veux que tu saches que j'en suis aussi désolée que toi, Aimé. Mais c'est la seule solution pour nous deux. Elle se pencha pour lui déposer un baiser fiévreux et mouillé de larmes, avant de se détourner vivement.

– Sinon... je n'arriverai plus à me regarder dans une glace.

Elle remonta l'escalier avec moi toujours vissé à son flanc et continuant à geindre, pénétra dans sa chambre et referma sans un bruit la porte derrière elle.

Epilogue

Sept mots... Sept mots maladroitement exprimés – les seuls que j'eusse jamais prononcés oralement en faveur de la vérité – suffirent à sceller ma destinée. Depuis ce jour maudit, ma bouche ne s'est jamais plus ouverte que sur le mensonge.

Mais ceci est une autre histoire...

FIN DE L'OPUS 1

Je dédie cet opus et tous ceux qui suivront, avec toute mon affection, au Prince. Plus largement, à tous les natifs du mois qui voit refleurir la nature, et nés sous le signe maudit du Mensonge.

Notes

(1) Voilà d'ailleurs une autrice qui ment aussi naturellement qu'elle respire, et visiblement, contrairement à moi, elle semble y prendre un plaisir certain. Vous allez me répondre : « bien évidemment, c'est le propre de la femme ! » Je ne polémiquerai pas sur le sujet, mais ne vous méprenez pas ! Le penchant pathologique de Mlle Nothomb est bien là le signe de sa vive intelligence. Cette remarque ne peut donc être qu'éloge de ma part.

(2) Michel Tournier a bien raison lorsqu'il affirme qu'un auteur maîtrise son oeuvre lors seule de sa conception. Car elle est ensuite livrée en pâture à une meute de lecteurs aussi impitoyables que des loups affamés en quête de subsistance. Tronquée, dénaturée, plagiée, étudiée et motivée par de savants professeurs et gens de lettres ; admirée, censurée ou condamnée, que sais-je encore ? Mais elle rarement considérée tel que l'auteur l'aurait désiré...

(3) Les conclusions que je tire de cette implacable constatation empirique sur les effets de la privation, de l'inatteignable, sur le comportement humain, me font froid dans le dos. Car si l'on applique ce point de vue à des réflexions sur la divinité, l'on en vient bien vite à penser que l'unique façon d'agir selon les desseins du Créateur est de faire oeuvre du Diable ; ou pire : le Diable serait, à l'aune de cet angle de vue, le seul être qui puisse réellement se réclamer d'une certaine divinité, par cela même, qu'il lui interdit de réintégrer sa place dans le sein de Dieu...

(4) Entendez par là que c'est un crime d'en user en croyant faire acte de charité ou d'altruisme envers quelqu'un. Pourquoi binaire et criminelle ? Si un propos vous est agréable à l'oreille comme au coeur, il vous sera toujours et tout autant facteur de déplaisir – voire de souffrance – au moins inconscient. Je m'explique rapidement : Quand votre ami(e) vous susurre tendrement un « je t'aime » – dont la sincérité trois fois sur cinq en moyenne n'est pas à mettre en doute... – cela ne signifie t-il pas tout aussi clairement, qu'il est possible un jour, peut-être demain, qu'il ou elle ne vous aime plus ?

(5) Comprendre : C'est pas vrai ! C'était pas Doudou, papa !

Mis à jour le 10-04-25